samedi 12 juin 2010

Interview : Michiru Yamane (Castlevania)

Nerveuse et pourtant si délicate, la bande originale de Castlevania: Symphony of the Night a captivé de nombreux joueurs tout autant que sa direction artistique raffinée. On eut dit que l'illustratrice Ayami Kojima et la musicienne Michiru Yamane avaient pris possession de l'imaginaire de Castlevania pour y insuffler une vie nouvelle. Passant volontiers de morceaux classiques à des thèmes empreints de metal, l'accompagnement de Yamane était si délicieusement hérétique qu'il allait s'imposer comme une œuvre pionnière dans le monde de la musique de jeu vidéo.

Michiru Yamane au Café Pause

Michiru Yamane est une femme enthousiaste, dévouée à sa musique. Son influence insoupçonnée a touché de nombreux mélomanes à travers le monde. A quelques mois à peine d'intervalle, elle est apparue sur scène en kimono lors du Video Games Live, puis s'est envolée pour la Suède afin de participer à un concert entièrement dédié à Castlevania. A chaque fois, elle était acclamée. Elle a également arrangé certaines de ses propres compositions pour un gigantesque coffret des musiques de la série. Dans cette interview, Yamane aborde tous ces sujets, en plus de son récent départ de Konami pour travailler à son propre compte.

Interview réalisée par Jeriaska, traduite de l'anglais par Jérémie Kermarrec. Le texte est disponible en anglais sur 1UP et en japonais sur Game Design Current.

1UP : Sur votre site officiel, on peut voir une peinture inédite d'Ayami Kojima, dont les tableaux ont illustré la série Castlevania. Elle était déjà présente sur votre blog avant cela. Comment cela se fait-il que vous l'utilisiez sur le site de votre société ?

Michiru Yamane : Le portrait original avait été envoyé dans mon bureau, à Konami. Je savais qu'il existait, mais j'étais très surprise quand je l'ai reçu. On m'a autorisé à le ramener chez moi, où je l'ai accroché sur un mur pour que tout le monde puisse l'admirer. Mme Kojima m'ayant donné sa permission, j'ai pu utiliser cette image pour ma carte de visite.

Peut-on dire que vous et Mme Kojima êtes amies ?

Oui, autant au niveau personnel que professionnel. Nous sommes même déjà parties en vacances ensemble.

Lorsque vous travaillez ensemble sur des projets, est-ce que votre musique est influencée par ses tableaux ?

Absolument. D'abord, je prends le temps de regarder les peintures de Mme Kojima et, ensuite, je me lance dans la composition. Elle m'inspire beaucoup.


Quand vous commencez à composer, est-ce que vous vous intéressez aux détails d'un morceau, ou est-ce que vous préférez commencer par établir une impression plus générale ?

Au tout début, je préfère déterminer l'impression générale. Je me demande si ce sera un morceau classique, ou bien du heavy metal, ou alors quelque chose de plus ethnique. Une fois que j'ai posé les bases, je m'assois à mon piano et je commence à faire des ébauches. Je développe peu à peu ces ébauches pour creuser l'environnement sonore, une étape qui se déroule elle sur ordinateur. De nos jours, on peut faire des essais avec les instruments virtuels de son choix sur son ordinateur personnel, et cela m'inspire parfois des mélodies auxquelles je n'aurais pas pensé sinon.

Comment était-ce de travailler avec votre sœur Kahori ?

Je vois que vous êtes bien renseigné. (rires) Elle a chanté les pistes "Prayer" et "Enchanted Banquet" dans Castlevania: Symphony of the Night. Elle étudiait encore à l'université à cette époque. Nous les avons enregistrées dans un petit studio improvisé au bureau. Bien sûr, à ce moment-là, ni elle ni moi ne pensions que ces enregistrements plus que modestes seraient encore écoutés à travers le monde si longtemps après. C'était au tout début de mon travail sur la série Castlevania.

Quelle est votre approche lorsque vous arrangez des musiques que vous avez composé il y a un certain temps, comme c'était le cas sur le coffret musical de Castlevania récemment sorti ?

Quand je cherche à réinventer ces pistes, je retrouve les émotions de l'époque où je les ai écrites à l'origine. Des fois, je me demande même comment j'ai réussi à écrire de telles compositions. C'est sans doute une résurgence des sensations que j'éprouvais à ce moment-là.

Avant Symphony of the Night, vous aviez écrit les musiques de Castlevania: Bloodlines sur la Genesis de Sega. Selon vous, quelles sont les différences de style entre ces deux bandes originales ?

Castlevania: Bloodlines avait un style plus masculin, macho même, mais je n'ai pas changé mon approche pour autant. La grande différence qu'il y a entre les deux jeux vient de la présence de Mme Kojima dans Symphony of the Night. Cela m'a encouragé à écrire des thèmes plus expressifs afin de me mettre au même niveau de qualité artistique.

Alors que j'étais chez Konami depuis près de dix ans, la société a choisi de passer de la Genesis de Sega à la PlayStation de Sony. En termes de capacités techniques, cela constituait un changement considérable. Tout le monde a un peu perdu ses repères. Au milieu de cette confusion, on m'a proposé de travailler sur Bloodlines. Comme cela m'intéressait en tant que musicienne, j'ai accepté avec plaisir.

Vous avez apporté certaines formes de musique classique dans la série Castlevania, où l'on trouvait jusque là surtout du rock progressif. Au tout départ, comment vous êtes-vous préparée à participer à la série ?

Quand j'ai composé Bloodlines, je connaissais déjà bien les jeux Castlevania, et je me suis rendue compte que je me devais d'écouter beaucoup plus de musique rock. J'avais bien des groupes préférés quand j'étais adolescente, mais je n'aurais jamais pensé qu'un jour, on me demanderait d'écrire dans un style similaire. J'ai donc commencé par écouter de nombreux artistes afin d'analyser leur structure rythmique et les passages à la guitare. J'aime bien notamment le groupe de metal progressif américain Dream Theater. Pour les thèmes de boss, je pense qu'il est difficile de trouver plus efficace que le rock progressif.


De nombreux joueurs ont été sensibles à la variété de tempos dans Symphony of the Night. Il y avait des passages calmes et mystérieux qui étaient peu courants dans les jeux d'action de l'époque. Certains éléments du système de jeu ont-ils encouragé ces changements dans le rythme général ?

S'il ne fait aucun doute que Symphony of the Night est un jeu d'action, le style visuel que Mme Kojima a en partie déterminé semblait suggérer un tempo plus lent, plus déterminé. Cette idée était en rupture avec la formule traditionnelle, alors j'en ai discuté avec M. Igarashi, et il se trouve qu'il y était très favorable. C'est grâce à son envie de porter la série sur un terrain nouveau qu'elle a connu un tel succès, à mon avis.

Ces décisions nouvelles dans la création du jeu reflétaient-elles un changement dans la politique de la société à l'époque ?

La bulle économique dans laquelle nous étions était sur le point d'éclater. A cette époque, il était difficile de nous tenir aux délais car tout le monde voulait remplir les jeux à craquer. Cela débouchait sur des grandes réunions au cours desquelles les développeurs demandaient plus de temps avant la date limite et un budget plus élevé. Quand j'y repense, je me dis que c'était une sage décision, car s'ils n'avaient pas négocié ces ressources supplémentaires, les résultats auraient été bien différents.

Selon vous, pourquoi le succès de la série Castlevania ne se dément pas ?

Je pense que c'est parce que le mythe de Dracula est populaire partout dans le monde. Cette histoire a inspiré de nombreux films, et elle a séduit tout un tas de personnes, moi y compris.

On peut dire que vous êtes une fan, donc.

Oui, on peut. (rires)

Quelles sont vos techniques pour rester dans le ton d'un jeu d'action ?

Des fois, je change le tempo d'un morceau après avoir testé le jeu afin de mieux coller à ce qu'il se passe à l'écran. J'essaie donc toujours de rester flexible, de faire en sorte que je puisse changer le tempo quand je compose.

Quelle est votre état d'esprit, maintenant que vous avez quitté Konami et que vous travaillez à votre propre compte ?

C'est comme si on avait retiré un poids de mes épaules. Avant, je travaillais de 9 heures à 17 heures, et uniquement sur des jeux Konami. J'ai toujours eu envie d'essayer d'autre chose. Bien sûr, cela ne veut pas dire que la série Castlevania n'a plus de place dans mon cœur, bien au contraire. Je suis confiante car M. Igarashi m'a assuré que, même si je quittais Konami, je pourrais toujours travailler sur la série en tant qu'indépendante. En fait, j'ai déjà hâte que cela arrive.


Racontez-nous comment vous avez été invitée au concert de Video Games Live à Tokyo.

J'ai eu l'occasion de rencontrer Tommy Tallarico à l'E3 quand je participais à la promotion de Castlevania: Curse of Darkness. Il m'a recontacté pour m'inviter à son grand concert qui devait se dérouler à Los Angeles. Hideo Kojima a pu s'y rendre, mais pas moi, car j'avais trop de travail. J'étais très déçue d'avoir raté l'occasion d'entendre ma musique jouée en concert au Hollywood Bowl, mais nous nous sommes rencontrés une nouvelle fois l'année suivante. C'est là qu'il m'a invité à participer au concert de Tokyo. Quand j'ai quitté Konami, je me suis rendue compte que j'avais bien plus de temps libre, alors j'ai commencé à m'intéresser aux costumes traditionnels. Plus grand monde ne s'habille en kimono de nos jours, alors j'ai décidé d'en porter un.

Vous y avez pensé aussi pour le concert Castlevania ?

En fait, comme je devais aussi jouer sur scène, je n'aurais pas été très à l'aise en kimono. (rires) Je ne suis pas une pianiste professionnelle. Les gens dans le public étaient surtout là pour voir la compositrice interpréter ses propres morceaux, alors je ne voulais pas me faire trop remarquer.

Lors de ce concert, vous avez joué au piano dans un style classique. Seriez-vous aussi intéressée de jouer dans le style rock progressif ?

Si je devais faire ça en concert, je ferais appel à un groupe spécialisé dans ce style de musique. Je resterais à l'arrière, au synthétiseur.

Qui sont les compositeurs classiques dont vous aimez le plus la musique ?

Bien sûr, il y a Bach et Mozart. Tous les compositeurs qui ont laissé leur nom à la postérité sont de grands artistes, et leur musique m'a profondément influencée. Il y a aussi la musique romantique de Schumann et Rachmaninov, et les avancées modernistes de Ravel et Debussy. Stravinski m'a également inspiré, tout autant qu'il a influencé la musique de film. Je me suis aussi intéressée à l'influence de l'avant-garde sur les films et les jeux d'horreur.

Il y a un vrai sens du rythme dans la plupart de vos compositions, et il complète très bien l'action à l'écran. Avez-vous retrouvé un même sens du rythme dans les œuvres d'autres musiciens pour des formes d'art plus traditionnelles ?

L'orchestration de "Petrouchka" de Stravinski est tout à fait comparable. Toute la force du "Sacre du printemps" réside dans ses changements de rythme. L'utilisation variée de tous les instruments est magistrale. Je me suis rendue compte que j'y revenais très souvent.

Avez-vous un message pour les lecteurs qui apprécient votre musique depuis toutes ces années ?

Quand j'ai quitté Konami après vingt années de service, j'ai découvert que la musique de Castlevania était très largement appréciée à travers le monde. Je n'ai pas le temps de répondre à tous les courriers des fans, mais je les lis tous. Je parcoure tant bien que mal ceux en anglais, le dictionnaire à la main. Certains peuvent se demander ce qu'est devenue Michiru Yamane, mais je tiens à les rassurer. Je suis toujours associée à Castlevania. Créer un jeu vidéo que tant de monde apprécie n'est pas chose facile, et nul ne peut prédire l'avenir. Cela dit, j'ai tout à fait l'intention de continuer à me consacrer à la composition pour le plaisir des autres.

[Pour écouter des extraits du coffret Castlevania Best Music Collections BOX, visitez le site officiel.]